Aurora’s Sunrise : le film d’animation qui fait revivre la mémoire d’Arshaluys Mardiganian

Written by on 26 avril 2023

Le film d’animation « Aurora’s Sunrise » (2022) signé par Inna Sahakyan, raconte l’histoire vertigineuse et qui jusqu’il y a peu semblait vouée à l’oubli, d’Aurora Mardiganian (née Arshaluys Mardiganian), rescapée du génocide des Arméniens de 1915. Un oubli d’autant plus surprenant que, exilée aux Etats Unis au début du 20ème siècle, Aurora Mardiganian connut une notoriété phénoménale en tant qu’actrice de son propre rôle dans la toute première œuvre cinématographique consacrée aux massacres des Arméniens de l’Empire ottoman. Basée sur son livre témoignage, « Ravished Armenia » (L’Arménie violée) qu’elle écrit avec l’aide du journaliste Harvey Gates, cette production hollywoodienne intitulée « Auction of Souls (1919) » (littéralement traduit par « âmes vendues aux enchères », le titre français étant « Le Martyr d’un peuple »), réalisée par Oscar Apfel, connait à sa sortie un succès inédit. Toutefois, pendant les décennies suivantes, la trace du film fut perdue en même temps qu’Aurora sombrait dans l’oubli. Ce n’est qu’après son décès en 1994 que quelques fragments (18 minutes seulement) de « Auction of Souls » sont miraculeusement retrouvés et que la diaspora arménienne redécouvre progressivement l’histoire d’Aurora.

Dans « Aurora’s Sunrise », Inna Sahakyan honore ainsi la mémoire d’Arshaluys Mardiganian et tisse avec harmonie le récit d’une vie dont, à l’image du film de 1919, il manque de nombreux bouts. Née en 1901 à Çemişgezek, (Arménie occidentale, actuellement en Turquie) dans une famille arménienne fortunée, Arshaluys n’a que 14 ans quand le pouvoir « Jeunes Turcs » alors à la tête de l’Empire ottoman, ordonne la déportation des Arméniens de l’Empire. C’est à travers les yeux et la voix de cette adolescente qui traverse l’horreur des marches de la mort, que le film conte l’histoire du premier génocide de l’époque moderne. Mêlant documents d’archives, extraits du film « Auction of Souls » ainsi que de trois rares interviews accordées par Aurora entre 1975 et 1986, « Aurora’s Sunrise » retrace depuis l’enfance insouciante de la jeune Arshaluys dans sa maison familiale, entourée de ses frères et sœurs, jusqu’aux étapes infernales de la machine génocidaire qui viendra détruire sa famille et son peuple. Violée, vendue aux enchères, réduite en esclavage, témoin de l’agonie de ses proches, Arshaluys trouve à chaque fois la force de s’enfuir, mue à la fois par l’espoir de retrouver son frère ainé qui vit aux Etats-Unis et par un besoin urgent de porter la parole du peuple arménien.

Car le génocide de 1915 raconté par la jeune Arshaluys c’est aussi le viol systématique de centaines de milliers d’Arméniennes par les troupes ottomanes et les bandes armées kurdes qui furent chargées de la déportation des populations chrétiennes. Ces violences sexuelles, longtemps restées taboues dans la mémoire arménienne, Aurora les décrira en détail dans son livre. Dans le film de 1919, les scènes de viol seront atténuées pour ne pas choquer outre mesure le spectateur américain, comme le déclare Aurora dans un extrait d’interview que dévoile le film de Sahakyan. Le crime sexuel, « Aurora’s Sunrise » ne l’esquive ni ne l’édulcore. Tout en évitant le pathos qui souvent guette le défi de la représentation des crimes de masse, les réalisateurs du film abordent avec une habileté remarquable la dynamique massive de l’horreur. Dans la lignée du genre documentaire d’animation qui n’est pas sans rappeler la « Valse avec Bashir (2008) d’Ari Folman, « Aurora’s Sunrise » explore de nouvelles formes de représentation destinées à combler les « apories du témoignage », pour citer le philosophe Marc Nichanian. En visionnant ce film, on pense également au court métrage de Serge Avedikian, « Chienne d’histoire (2010) », qui, à l’aide de l’outil animé avait proposé une allégorie de la catastrophe : l’histoire vraie de la déportation des chiens errants d’Istanbul en 1910. Le style légèrement impressionniste du dessin qu’emploient les réalisateurs de « Aurora’s Sunrise » et la maîtrise de l’intensité des couleurs rappellent aussi les paysages lumineux de Martiros Saryan et contrastent avec la dureté des événements dépeints.

Enfin, le film révèle l’hypocrisie d’un Hollywood des années 1920 qui voit en « la survivante » une image bankable dont il se sert sans grand égard pour les souffrances psychologiques qu’il génère en elle. Malgré les fonds considérables qu’aura permis de récolter ce film pour le secours des orphelins arméniens, on se dit qu’Aurora dut se sentir utilisée par ses bienfaiteurs américains bien moins soucieux de la cause arménienne qui lui était si chère que de la portée de la mission civilisatrice de l’Amérique. Hollywood aura d’ailleurs tôt fait d’oublier sa vedette et on s’étonnera que les Arméniens de la diaspora l’aient également ignorée pendant plus de septante années. Le film d’Inna Sahakyan est une œuvre magistrale qui, par sa densité et sa sensibilité, fait front à l’oubli des uns et à la négation des autres, tout comme le personnage d’Aurora qui on l’espère, grâce à ce film, continuera à inspirer des générations d’artistes et de résistants.

Anita Khachaturova, chercheuse, Cevipol (ULB)


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